Campagne Antarctique été 2015-2016

Parti en décembre 2015 et janvier 2016 dans le cadre d'un projet d'étude du climat antarctique, Jean-Baptiste Madeleine, maître de conférences à Sorbonne Université, nous raconte le quotidien de la base franco-italienne Concordia. Quelques notes de poésie dans un environnement extrême… à l’« ancre du monde ».

Pas de distinction possible entre aurore et aube

La première chose que j'entends en me réveillant est le sifflement du vent et le ronflement du réchaud. C'est l'heure de quitter  la tente du « camp d'été », qui se trouve à environ 500 m de la base. En sortant, la lumière de l'été austral est aveuglante. À cette latitude de 75°S, le Soleil ne se couche jamais en été. Au loin, la base apparaît sous un ciel bleu éclatant. La température ce matin est de -30°C : c'est relativement chaud pour Concordia, où l'hiver les températures oscillent le plus souvent entre -60°C et -70°C.


La station Concordia vue un après-midi de janvier depuis le « camp d'été ». © J.-B. Madeleine


Glace de mer au large de l'Antarctique, vue depuis l'Astrolabe. © J.-B. Madeleine

Le paysage du Dôme Charlie

La base Concordia est sur un sommet appelé Dôme Charlie ou Dôme C, à plus de 1000 km de la côte et à 3233 m d'altitude. À peine la marche matinale vers la base a-t-elle commencé que je m’essouffle. À cette altitude, la pression est de seulement 640 hPa en moyenne, alors qu'au niveau de la mer et sur la plupart des terres habitées du monde, elle avoisine les 1000 hPa (ou 1 bar). Nous ne disposons que d’environ 60 % du taux d'oxygène auquel nous sommes habitués dans nos contrées. Nous vivons donc ici en « hypoxie », et sommes vite à bout de souffle. L’ambiance sonore, quant à elle, est unique : dans un silence sidéral, je n'entends que le son de la multitude de blocs congelés générés par le passage de la dameuse qui sont bousculés par mon passage. Je marche alors entouré du bruit clair de toutes ces petites briques qui s'entrechoquent.

Le paysage est un désert froid fait de dunes de glace que l'on nomme sastrugi. À ces conditions de température et pression, l'air sec ne contient que quelques dixièmes de grammes de vapeur d'eau par kg d'air, ce qui est 10 à 100 fois moins qu'aux latitudes plus tempérées. L'humidité relative est cependant élevée, car l'atmosphère est froide et souvent proche de la condensation (par exemple, l'humidité relative sera de 67 % par rapport à l'eau liquide et 90 % par rapport à la glace).

L’entrée dans les bâtiments

Une fois arrivé à la base et après m’être débarrassé des nombreuses couches de vêtements, je commence par boire : en effet, l'air extérieur froid et pauvre en vapeur d'eau est chauffé dans la station pour atteindre une température supérieure à 20°C. L'humidité relative chute donc à environ 10 %. Cette extrême sécheresse de l'air le rend bien moins conducteur de l'électricité. Avant de se mettre au travail et de toucher tout appareil électronique, nous nous rappelons donc tous mutuellement de nous « mettre à la masse » pour éviter les claquages. Les habitués de la base marchent ainsi en touchant les murs (métalliques donc conducteurs) et posent tout de suite leurs mains sur la bande de scotch en aluminium qui recouvre la bordure des bureaux avant de travailler.

Pour éteindre d'une étincelle un ordinateur portable, c’est très facile, la physique nous dicte la recette : il suffit d’enfiler rapidement un vêtement synthétique pour se charger fortement grâce aux frottements, et d'approcher un doigt de l'ordinateur portable tout en restant bien isolé de tout autre objet conducteur. Le résultat est étonnant : un éclair, et souvent, la perte d'un ordinateur !


La côte Antarctique sous un voile de stratocumulus. © J.-B. Madeleine

Seuls dans cette immensité ? Pas vraiment, il y a beaucoup d’humanité à l’autre bout du monde

Les discussions dans les couloirs de la base sont très diversifiées car les scientifiques ne sont pas les seuls occupants de Concordia. Cet été, nous sommes 26 scientifiques et 39 personnes chargées de l'entretien de la station. L'hiver, l’effectif se réduira à une dizaine de courageux hivernants. Parmi les personnes en charge de la gestion de la base, on trouve tous les métiers : des plombiers, des mécaniciens, des électriciens, des électroniciens, des médecins, des télécoms, des ingénieurs système, des chefs techniques, des menuisiers, des constructeurs, des responsables des déchets et du ménage et des cuisiniers. Concordia ressemble donc à une petite ville bâtie au milieu d'un océan de glace et les connaissances et savoir-faire regroupés ici rempliraient plusieurs bibliothèques. Parmi les scientifiques, on trouve des astronomes, des glaciologues, des chercheurs de micrométéorites, et bien sûr, des climatologues dont je fais partie.

L’Antarctique, un laboratoire grandeur nature, témoin et visionnaire

L'Antarctique est la plus grande calotte glaciaire de la planète, et en tant que climatologue, je m'intéresse à son évolution passée et future. Nous savons que par le passé, les variations climatiques et la fonte de l'Antarctique ont provoqué des variations de plusieurs mètres du niveau marin. Comment l'Antarctique va-t-il évoluer dans un futur proche ? Pour répondre à cette question, il faut comprendre le bilan de masse de la calotte Antarctique, c'est-à-dire la différence entre la glace qui est gagnée par la calotte (par exemple par chute de neige) et la glace qui est perdue par la calotte (par exemple par la débâcle des glaciers s'écoulant vers la mer).

Ces dix dernières années, on estime qu'entre 70 et 150 gigatonnes d'eau ont été perdues par l'Antarctique. Observer et comprendre ce bilan de masse est un travail titanesque, réalisé par de nombreux scientifiques grâce à des satellites ou sur le terrain dans des conditions difficiles, et sur un continent presque deux fois plus grand que l'Australie. Mon travail dans cette communauté consiste à comprendre le rôle de l'atmosphère dans ce bilan. L'eau est en effet cédée à la calotte par l'atmosphère, qui la transporte depuis l'océan sous forme de vapeur d'eau, puis la donne à la calotte sous forme de précipitation ou de givre. Lors de ce transfert, tous les phénomènes atmosphériques sont à l'œuvre : les vents, la formation des nuages, de la neige, la chute des cristaux de glace, la formation du givre sur la surface, l'érosion de la surface de neige par les vents. Pour comprendre ces processus, il faut des modèles numériques mais aussi bien sûr des observations. Des instruments météorologiques mesurent ainsi à Concordia la température, l'humidité, la direction et la force du vent, la hauteur de la neige, son pouvoir réfléchissant (l'albédo), le rayonnement solaire et infrarouge…


Arrivée dans la baie de Commonwealth, où les manchots empereurs viennent nous saluer. © J.-B. Madeleine


Manchots adélie, habitants les plus nombreux de l'île des Pétrels, sur laquelle la base française de Dumont D'Urville est construite. © J.-B. Madeleine

Hommes et installations à l’épreuve de conditions extrêmes

Dans le cadre de la campagne de l'été austral 2015-2016, nous avons déployé deux nouveaux instruments : un hygromètre capable de mesurer la sursaturation par rapport à la glace et installé en haut d'un mât météorologique de plus de 40 m, ainsi qu'un TPS (Total Precipitation Sensor), un appareil qui permet de mesurer finement la chute de neige en faisant fondre puis évaporer la neige sur une plaque chauffante, l'énergie alors consommée par la plaque donnant la masse de neige tombée (par les échanges de chaleur latente associés).

Travailler en Antarctique demande du temps : il faut s'y prendre à plusieurs fois pour serrer ne serait-ce qu'un boulon car il faut régulièrement remettre ses gants pour éviter que ses doigts ne gèlent. Les câbles sont rigides et difficiles à manipuler. Les serres-câbles se brisent parfois comme de la porcelaine. Le scotch ne colle pas. Les écrans à cristaux liquides se figent. Les batteries se déchargent. Il faut batailler plusieurs jours pour faire ce qui prendrait une après-midi en milieu tempéré, et s'assurer que les instruments seront capables de survivre en hiver par -70°C. Patience et persévérance prennent ici tout leur sens.

De retour à l'université, mon travail consiste à modéliser ces processus observés à Concordia dans le modèle de climat global développé par l'IPSL (appelé IPSL-CM pour Climate Model), afin de prévoir l'évolution future des précipitations et du continent Antarctique. En sortant de mon laboratoire de SorbonneU, je regarde maintenant les grands immeubles parisiens en me disant qu'ils font la même taille que les falaises des icebergs que j'ai vus dériver sur l'océan austral. Je me dis que sortis de l'eau et posés au milieu de Paris, ces icebergs seraient aussi haut que la tour Eiffel. L'homme me semble alors petit. L'Antarctique est un continent tellement gigantesque et crucial qu'il fait perdre pied. C'est une ancre climatique tout en bas du monde. Nous commençons timidement à l'écouter, mais n'en sommes qu'au début de sa compréhension.

Pour en savoir plus

La mission à Concordia s'est effectuée dans le cadre de deux projets financés par l'ANR et l'IPEV nommés APRES3 et CALVA, tous deux portés par Christophe Genthon du LGGE. Le projet APRES3 est né d'une collaboration entre deux laboratoires spécialistes des climats froids à Grenoble (LGGE, LTHE), un laboratoire suisse (ETL), et mon laboratoire, le LMD. Nous travaillons également avec des laboratoires aux États-Unis ainsi qu'en Italie.

Sites web

Documents et ouvrages de référence



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